C’est la géopolitique, stupide. Le Canada ferait mieux d’y voir.
Si j’entends encore une fois la phrase «C’est l’économie, stupide», je pense que j’aurai besoin d'un verre. Depuis que le stratège démocrate James Carville a prononcé ces mots infâmes en 1992, il est de notoriété publique que les électeurs choisissent leurs politiciens avec leur portefeuille. Les partis se concentrent sur l’exploitation des faiblesses économiques de leurs adversaires, surtout si les temps sont durs: ici au Canada, le terme «Justinflation» est devenu un nom commun, en référence à notre premier ministre actuel.Mais l’économie n’existe pas en vase clos. Elle est façonnée par une multitude de facteurs externes, et au cours de ce siècle, nous en avons eu un grand nombre. Les maladies, les catastrophes naturelles et la guerre ont ravagé les chaînes de production et d’approvisionnement. Les changements climatiques menacent de faire de même dans les décennies à venir. Les populations vieillissantes, le manque de travailleurs et les schémas d’immigration affectent tous la réalité.Mais le plus grand facteur affectant l’économie aujourd’hui est la géopolitique.Comme Deborah G. Rosenbloom, secrétaire adjointe des États-Unis à la Défense, pour les programmes de défense nucléaire, chimique et biologique, l’a récemment déclaré à un auditoire d’experts de la défense, le monde est empêtré dans un nexus parfait entre sécurité économique et sécurité nationale. «Nous vivons fondamentalement cela en ce moment. Et nous l’aurions aussi vécu, à notre sortie de COVID… Mais il a été mis sous stéroïdes maintenant avec la crise en Ukraine.»Cette situation se fraye également un chemin à travers la guerre économique qui oppose les États-Unis et la Chine. Les armes de prédilection comprennent le «capital contradictoire», un terme utilisé pour décrire les investissements des entreprises chinoises dans les entreprises américaines dans le but d’affaiblir l’industrie américaine ou de lui voler de la technologie.Cela a conduit à une politique industrielle dirigée par le gouvernement que nous n’avions pas vue depuis des décennies. La loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA) de 2022 dépensera 370 milliards de dollars pour décarboner l’économie et soutenir le secteur américain des technologies vertes. Le Partenariat américain pour la sécurité des minéraux a été signé en juin 2022 avec une multitude de pays, dont l’Australie, le Canada, la Finlande, la France, l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, la Suède, le Royaume-Uni et l’UE, afin de construire «des chaînes d’approvisionnement en minéraux critiques robustes et responsables pour soutenir la prospérité économique et les objectifs climatiques» – et surtout, les garder hors des mains de la Chine.Mais tout le monde n’est pas du même avis. Selon Jeff Reynolds, chercheur principal à l’Atlantic Council qui m’a parlé par téléphone cette semaine: «Si vous allez au Pentagone, vous aurez une vision du monde assez commune. Il y a un changement fondamental en cours, une approche des affaires politiques beaucoup plus dure que par le passé. Mais quand vous allez à Wall Street, il n’est pas clair que les financiers et le capital-risque partagent cette vision du monde. Ils voient toujours la Chine comme une opportunité de croissance économique. Ce manque de complémentarité entraîne un risque beaucoup plus grand pour l’économie américaine.»Ainsi, les efforts géopolitiques ne peuvent pas se limiter à sécuriser les ressources; ils doivent également se concentrer sur le renforcement des alliés. Et il y a peu de relations aussi importantes pour les États-Unis que celle qu’ils entretiennent avec le Canada, qui a beaucoup retenu l’attention cette année. Comme je l’ai écrit il y a quelques semaines, la récente visite à Ottawa du président américain Joe Biden a envoyé un signal clair au premier ministre Justin Trudeau: sachez qui sont vos amis et soutenez-les.La question a été pleinement exposée cette semaine lors d’un sommet canado-américain à Toronto. L’événement était organisé par BMO Capital Markets et Eurasia Group, une société de conseil mondiale qui a été pionnière dans l’art de l’analyse des risques politiques. Il regroupait une panoplie de diplomates, passés et présents, des deux côtés de la frontière, ainsi qu’un grand nombre de PDG, dont beaucoup des secteurs des minéraux critiques et de l’énergie verte. Dans un courriel expédié après l’événement, le président d’Eurasia Group, Ian Bremmer, a résumé ainsi la situation des deux nations:«Tout le monde au sommet sait que le Canada est le premier partenaire commercial des États-Unis. Mais personne ne pense au fait que le Canada est l’allié le plus fiable des États-Unis sur le plan géopolitique. Et comme la politique économique étrangère des États-Unis prend davantage en compte les préoccupations de sécurité nationale, cela va occuper une part beaucoup plus importante de la relation.»L’événement comprenait également une entrevue principale avec le ministre de l’Industrie François-Philippe Champagne et un discours de clôture du premier ministre Justin Trudeau. Dans son allocution, Trudeau a parlé du récent budget de son gouvernement, affirmant que 21 milliards de dollars de nouvelles dépenses gouvernementales pour les technologies vertes au cours des cinq prochaines années, principalement sous forme de crédits d’impôt, étaient nécessaires pour «attirer» les capitaux privés. Le budget a été largement considéré comme une réponse à l’IRA et une tentative de maintenir la compétitivité de l’économie verte au nord du 49e parallèle.Mais Trudeau a également visé les divisions toxiques qui affligent la politique américaine. Après la récession de 2008, Trudeau a déclaré: «Les gens ont été déçus et frustrés par l’establishment. Beaucoup d’entre eux le sont encore. Et cela est important parce que certaines des mêmes forces politiques qui ont laissé cela se produire cherchent maintenant à profiter de la douleur économique des gens. Elles poussent les gens vers la colère, le populisme. L’isolationnisme et le protectionnisme. Partageant des théories du complot, elles sèment la méfiance envers les institutions et ne proposent aucune solution, aucune alternative. Mais elles amplifient efficacement l’anxiété très réelle que ressentent les gens. C’est une approche dangereuse.»Il s’agissait d’une pointe des plus opportunes, étant donné que l’ancien président américain Donald Trump s’était rendu aux autorités le même après-midi à New York. Mais Trudeau faisait également référence à son opposition conservatrice chez lui et à la rhétorique du «gros bon sens des gens ordinaires» de leur chef, Pierre Poilievre. Ce faisant, il a exposé le talon d’Achille des conservateurs: en regardant vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur, ils ne peuvent distinguer la forêt des arbres.Les conservateurs n’ont pas à adopter la même approche économique que les libéraux, notamment sur les questions de la dette et des subventions. Mais ils doivent être prêts à s’engager avec des acteurs à tous les niveaux, lors de réunions comme le Forum Eurasia, à Washington, à l’OTAN, à l’Organisation mondiale du commerce et au Forum économique mondial. Et ce n’est pas le message qu’envoie Poilievre, qui a juré qu’aucun de ses ministres n’ira jamais à une réunion du WEF s’il devient premier ministre.Permettez-moi d’être franche: il n’y a pas de place pour l’esprit de clocher dans une guerre économique.L’ancien premier ministre conservateur Stephen Harper l’avait compris. Il s’entourait de ministres qui étaient à l’aise dans les couloirs du pouvoir, dont John Baird, un conseiller principal pour Eurasia Group qui a pris la parole lors du Forum. Baird s’est fait le champion de Poilievre lors de la récente course à la chefferie et a vraisemblablement encore son oreille; ce serait bien qu’il lui chuchote un peu de gros bon sens, c’est-à-dire que si les conservateurs veulent être pris au sérieux en tant que gouvernement en attente, ils doivent répondre aux angoisses des gens sans se plier aux éléments marginaux. Et ils doivent proposer un plan concret pour améliorer les relations avec Washington.À quoi cela pourrait-il ressembler? Reynolds a proposé plusieurs idées. «Nous devons montrer aux États-Unis que nous sommes un allié solide offrant un Nord sûr. Nous devrions intervenir et dire, “M. Biden, que pouvons-nous enlever de votre assiette?” Qu’il s’agisse de s’engager en Haïti, de renforcer les relations des États-Unis avec le Japon et la Corée, de renforcer notre armée ou de faire les investissements nécessaires pour nous joindre à AUKUS, nous devons montrer que nous sommes un contributeur volontaire à la défense plus large de l’Occident.»Et nous devons être prêts à combattre l’ingérence étrangère dans notre propre pays, y compris la capture de l’élite par la Chine. Les États-Unis sont très préoccupés par le niveau d’infiltration étrangère dans les milieux politiques, commerciaux, médiatiques et universitaires canadiens. Sur cette question, les conservateurs ont été très fermes en dénonçant le gouvernement pour ne pas tenir compte des rapports de renseignement et pour ne pas agir; la question demeure cependant de savoir s’ils le font par principe ou parce que c’est simplement une autre façon de motiver leur base en attaquant Trudeau.Seul le temps nous le dira. Mais sur la question fondamentale des relations canado-américaines, il n’y a pas de temps à perdre. Nous devons nous tenir aux côtés de notre plus grand allié et élaborer des politiques économiques saines qui tiennent compte du risque géopolitique, et pas seulement des résultats du marché. Notre sécurité et celle du monde libre en dépendent.Lire la version originale anglaise de ce texte sur Substack.com